Richard Smoley est un grand chercheur en religions et en ésotérisme, et à
propos de René Guénon, il a écrit l'article suivant (et en pourpre j'ai ajouté
mes commentaires).
Au cours des
deux dernières décennies, les universitaires ont commencé à étudier le domaine
longtemps négligé de la spiritualité ésotérique, et ils ont distingué cinq
personnages comme les principaux phares de l'ésotérisme occidental au vingtième
siècle : H.P. Blavatsky, Rudolf Steiner, C.G. Jung, G.I. Gurdjieff et René
Guénon. Parmi ceux-ci, Guénon est de loin le moins connu.
Reclus et
méprisant du monde moderne, il a fait peu pour se rendre célèbre. Néanmoins,
même avant sa mort en 1951, il était devenu une figure de culte, et au cours du
dernier demi-siècle son influence n'a fait que s'accroître, et en particulier
parmi ceux qui considèrent la civilisation contemporaine comme un fléau
spirituel.
La pensée de
Guénon ressemble à la théosophie dans certains égards, ils partagent un accent
commun sur l’idée d’un enseignement ésotérique central qui sous-tend toutes les
religions, et ils sont même d'accord sur de nombreux aspects de cet
enseignement.
Mais malgré
cela, Guénon a été extrêmement hostile à l'égard de la théosophie au point
qu’il la dénonça amplement dans son livre de 1921 “Le théosophisme : histoire d'une pseudo-religion".
Cet ouvrage n'a été publié en anglais qu'en 2003 avec le titre “Theosophy : history of a
pseudo-religion". La traduction du titre n'est pas tout à fait exacte,
car le titre en français ne fait pas référence à la théosophie, mais au
«théosophisme», un mot inventé par Guénon pour suggérer que la théosophie de
Blavatsky n'avait rien à voir avec la véritable théosophie telle qu’a été
pratiquée par les traditions ésotériques occidentales, mais au contraire c’était
une contrefaçon.
René Guénon est
né à Blois, en France, en 1886, il a suivi une formation classique en
mathématiques. Dans sa jeunesse il a commencé à explorer les courants d’occultisme
à Paris et a été initié à des groupes ésotériques liés à la franc-maçonnerie,
au taoïsme, à l'advaita vedanta et au soufisme.
Comme
Blavatsky, il soutenait qu'il existait une tradition ésotérique universelle qui
était la source de toutes les religions, mais il différait beaucoup avec elle
sur ce qui constituait une véritable continuation de cette lignée. Et pour lui,
la théosophie, insista-t-il, ne l'était pas.
Pourquoi était-il si méprisant avec la
théosophie de Blavatsky ?
La question
devient plus intrigante lorsque l’on apprend que Guénon a été initié à
l'ésotérisme par Gérard Encausse (plus connu sous son pseudonyme de Papus) qui
fut correspondant de Blavatsky et cofondateur de la Société Théosophique en
France (voir Quinn, p.111).
Ironiquement
l'une des raisons de l'attitude de Guénon est peut-être que lui et Blavatsky étaient
à bien des égards pas si éloignés l'un de l'autre. En fait, le savant Mark
Sedgwick, dont son livre “Contre le Monde Moderne" est la
meilleure introduction à l'impact de la pensée de Guénon, et Sedgwick considère
la théosophie comme l'une des principales influences de Guénon (voir pages
40-44).
Le spiritisme
Nous avons déjà
vu que Blavatsky et Guénon s'accordaient sur l'existence d'une tradition
ésotérique universelle. Ils ont tous deux fait un usage libéral des termes
sanskrits pour exposer leurs idées, et ils étaient d'accord sur les dangers du
spiritisme, arguant que les séances spiritistes ne permettaient pas d'entrer en
contact avec les âmes des individus morts, mais simplement avec leurs coquilles
astrales qui ont été desséchées quand l'âme est montée vers des plans
supérieurs.
Guénon a
consacré un livre entier, “L'erreur
spirite", à cette question, où il a écrit :
« Il est bien connu que ce qui peut être
évoqué [dans une séance spiritiste] ne représente nullement l'être réel et
personnel qui est désormais hors d'atteinte, parce qu'il est passé à un autre
état d'existence ... mais seulement les éléments inférieurs que l'individu a en
quelque sorte laissés en arrière dans le domaine terrestre à la suite de la
dissolution du composé humain que nous appelons la mort. »
(p.54)
Cela a une forte
ressemblance avec l'enseignement théosophique. Guénon lui-même cite à Blavatsky
dans son livre disant que les phénomènes spiritistes sont souvent dus à des
élémentaux astraux ou coquilles qui ont été laissés par les défunts. Néanmoins,
il insiste sur le fait que les théosophes se trompent :
« Les théosophes croient qu'une coquille
est un “cadavre astral”,
c'est-à-dire les restes d'un corps en décomposition. Et outre le fait que ce
corps est supposé avoir été abandonnée par l'esprit plus ou moins longtemps
après la mort, plutôt que d'être essentiellement liée au corps physique, ainsi que
la conception même des “corps
invisibles”, nous paraît fort erroné. »
(p.57)
Guénon admet
que la distinction entre son point de vue et celui de Blavatsky est subtile, et
il est vrai que c’est difficile de voir une quelconque distinction, sauf dans
la terminologie. Mais c'est un problème commun à la plupart des formes de
pensée, et en particulier à l'ésotérisme où plus une différence est petite, et plus
on insiste avec véhémence sur cette différence. Et l'histoire de la religion
offre d'innombrables exemples.
Guénon soutient
également que Blavatsky a parlé des deux côtés en ce qui concerne le
spiritisme. Et qu’elle était profondément engagée dans le mouvement spiritiste
au début des années 1870.
Parlant de ses
affirmations ultérieures selon lesquelles les médiums sont généralement soit
frauduleux, soit sérieusement déséquilibrés, il écrit :
« Il semble qu'elle ait été confrontée
au dilemme suivant : soit elle n'était qu'un faux médium à l'époque de ses “clubs miracles”, soit elle était une
déséquilibrée. »
(Theosophy, p.115)
Les partisans
de Blavatsky peuvent répondre qu'elle a toujours eu l'intention de tamiser le
vrai du faux dans le spiritisme, et ainsi de reconnaître la réalité de la vie
après la mort et même jusqu'à un certain degré les phénomènes spiritistes, mais
aussi de montrer que ces phénomènes sont d'un genre bas et sinistre.
Dans une de ses
lettres, datée de 1872, elle a écrit :
« Les esprits [des spiritistes] ne sont
pas des esprits mais des fantômes, des chiffons, les secondes peaux que les
morts jettent de leurs personnalités dans la lumière astrale comme les serpents
jettent leur vieille peau sur la terre. »
(Lettres, 1:20)
Cependant dans une
autre lettre écrite en 1875, elle dit :
« Ceux qui cherchent à renverser la
vérité du spiritualisme trouveront en moi un dragon furieux et un dénonciateur
impitoyable sans importer qui qu'ils soient. »
(Lettres, 1:101)
Ce que HPB
voulait vraiment accomplir en participant au mouvement spiritiste est difficile
de comprendre, d'autant plus que quiconque qui voudrait recueillir des
déclarations contradictoires dans ses écrits, sur ce sujet ou sur bien
d'autres, pourrait facilement le faire. Néanmoins ses attitudes envers le
spiritisme au cours des quinze dernières années de sa vie sont difficiles à
distinguer de celles de Guénon.
(Blavatsky
a défendu la vraie partie du spiritisme et critiqué la partie fausse.)
La réincarnation
C'est une tout
autre affaire quand il s'agit de deux autres doctrines orientales enseignées
par la théosophie : le karma et la réincarnation. Dans ces deux cas,
Guénon assure que la vision théosophique est une pure fabrication et n'a rien à
voir avec le véritable enseignement oriental.
Par exemple, dans
son livre il a écrit :
« L'idée de réincarnation, comme celle de
l'évolution, est une idée très moderne qui semble s'être matérialisée autour de
1830 ou 1848 dans certains milieux socialistes français. »
(Theosophy, p.104)
Cela est peut-être
vrai avec le mot "réincarnation", mais ce concept on peut le trouver en
Occident avec Pythagore et il a aussi longuement été discuté dans “La
République" de
Platon et “Le Phédon", sans parler de
son long héritage dans l'hindouisme et le bouddhisme.
Mais Guénon nie
tout cela, et concernant la transmigration des âmes humaines, il a écrit :
« En réalité, les anciens n'ont
jamais conçu une telle transmigration, pas plus qu'ils ne l'ont fait d'un
humain en d'autres humains, mais par contre la réincarnation on pourrait la
définir de la suivante manière :
Il y a des
expressions, plus ou moins symboliques, qui pourraient donner lieu à de tels
malentendus, mais seulement quand on ne sait pas ce qu'elles disent vraiment,
c'est-à-dire ceci : il y a des éléments psychiques dans l'être humain qui
se séparent après la mort, et qui peuvent passer dans d'autres êtres vivants (humains
ou animaux), bien que cela n'ait pas plus d'importance que le fait qu'après la
dissolution d'un même individu, les éléments qui le composaient puissent être
utilisés pour constituer d'autres corps. »
(L'erreur spirite, p.206)
Cependant les
anciens récits de la réincarnation ne disent rien de tel. Par exemple à la fin
de “La République", Platon raconte le mythe d'Er, un soldat
qui vit une sorte d'expérience de mort imminente dans laquelle il apprend le
sort des individus après la mort (voir pages 614b-621d).
Et dans un
passage célèbre, Er voit les morts choisir leur sort pour de nouvelles
incarnations, et Ulysse (le plus rusé des hommes) refuse une vie de richesse et
d'honneur et choisit plutôt celle d'un citoyen ordinaire.
Si symbolique
que soit cette histoire, on voit mal comment elle pourrait s'accommoder à l’affirmation
de Guénon. Et on pourrait faire la même remarque sur un mythe similaire dans “Le
Phédon" et sur les enseignements des mystères orphiques et
pythagoriciens.
Les propres points
de vue de Guénon sur le sort de l'esprit après la mort sont complexes. Par
exemple en définissant la transmigration dans ce qu'il considère comme son vrai
sens, il soutient que :
« Il ne s'agit pas d'un retour au même
état d'existence mais au contraire du passage de l'être à d'autres états
d'existence qui sont définis par des conditions tout à fait différentes de
celles auxquelles est soumis l'être humain.
. . .
Qui parle de
transmigration parle essentiellement de changement d'état. C'est ce
qu'enseignent toutes les doctrines traditionnelles de l'Orient, et nous en
avons beaucoup des raisons de croire que c'était aussi l'enseignement des
mystères de l'antiquité. Et c'est la même chose même dans des doctrines hétérodoxes
comme le bouddhisme. »
(L'erreur spirite, p.211)
Ici il faut
signaler que le concept d'orthodoxie pour Guénon est principalement basé sur sa
compréhension du vedanta hindou (avec de nombreuses références à d'autres
traditions). Et c’est pourquoi au début de sa carrière, il considérait le
bouddhisme comme une discipline hétérodoxe (parce qu’ainsi est considéré par l’hindouisme)
mais plus tard dans sa vie très à contrecœur il lui accorda le statut d’être aussi
une doctrine ésotérique valide.
(Ceci
me montre le grand dogmatisme qu’avait René Guénon.)
Guénon conçoit
l'existence comme une sorte de grille tridimensionnelle dont l'axe vertical
coupe une infinité de plans horizontaux. L'axe vertical représente le soi, la
véritable essence d'un être donné. Tandis que chacun des innombrables plans
horizontaux constitue un plan de manifestation distinct.
La vie humaine
sur terre n'est qu'un de ces plans et un être donné ne peut se manifester
qu'une seule fois sur un plan particulier. Par conséquent, selon Guénon vous ne
pouvez pas naître plus d'une fois en tant qu'être humain.
(Et là je
lui demande à Guénon ; sur quoi il s’est fondé pour assurer ça ?
Parce que cette théorie je n'ai lu nulle part ailleurs.)
Comme une
grande partie de sa pensée, Guénon est très rigoureux dans son explication à
une exception près : il suppose que tout plan donné, ainsi que la vie
terrestre et humaine, sont statiques. Mais en fait rien ne prouve qu'il en soit
ainsi. Au contraire, la terre et la vie terrestre changent sans cesse de forme,
que l'on les considère du point de vue des âges géologiques ou même de
l'histoire humaine. Et les possibilités de la vie humaine sur la terre aujourd'hui
ne sont pas les mêmes qu'elles l'étaient il y a mil ans, ou comme elles le
seront dans trois mil ans. Donc vous ne pouvez jamais naître deux fois sur la
même terre, pas plus que vous ne pouvez naître deux fois comme la même
personne.
De plus, l'affirmation
de Guénon selon laquelle son point de vue est le véritable enseignement de
l'hindouisme et le bouddhisme est très peu fiable étant donné que les grands enseignants
de ces deux lignées parlent fréquemment de la réincarnation d'une manière qui correspond
beaucoup plus à la vision théosophique qu'à la vision de Guénon.
Par exemple le
Dalaï Lama a écrit :
« Il y a eu, et l’on trouve à l'heure
actuelle, de nombreux cas illustrant la renaissance dans des nombreux pays du
monde. De temps en temps, les petits enfants parlent de leur travail dans une
vie antérieure et peuvent nommer la famille dans laquelle ils ont vécu. Parfois
il est possible de vérifier de tels cas et de prouver ainsi que les faits
rappelés par l'enfant ne sont pas du tout inventés mais ce sont bien vrais
événements. »
(Sagesse, p.28)
Cette
déclaration ne cadre pas avec l’affirmation de Guénon selon laquelle
l'incarnation en tant qu'humain n'a lieu qu'une seule fois, et le statut du Délai
Lama en tant qu'exposant de la doctrine bouddhiste est beaucoup plus élevé que
celle de Guénon.
Et pour une
perspective hindoue, nous pourrions citer “L'autobiographie d'un yogi" de Paramhansa
Yogananda, où Yogananda cite à son gourou, Sri Yukteswar, disant :
« Les êtres avec un karma terrestre non
racheté ne sont pas autorisés après la mort astrale à aller dans la haute
sphère causale des idées cosmiques, et ils doivent faire le voyage entre le
monde physique et le monde astral uniquement. »
(p.428)
Le processus
d’aller et venir du monde physique suggère que l'incarnation physique comme
humain ne se produit pas uniquement une seule fois comme l’affirme Guénon. Et
encore une fois, les références de Yogananda et de Sri Yukteswar en tant que
transmetteurs de l'enseignement hindouiste sont bien plus élevés que celles de
Guénon.
Le karma
La dénonciation
de la théosophie par Guénon inclut ses enseignements sur le karma, sur lequel
il a écrit :
« Les théosophes disent que les conditions
de chaque existence sont déterminées par des actions commises au cours
d'existences antérieures. »
Et il rétorque
:
« Le mot karma signifie tout simplement "action"
et rien d'autre. Il n'a jamais eu le sens de causalité, et encore moins n’a-t-il
jamais désigné cette causalité spéciale dont nous venons d'indiquer la nature. »
(Theosophy, p.107-08)
S'il est vrai
que le mot karma peut signifier "action", comme le dit Guénon, il est
aussi utilisé dans plus de sens que cela. Et encore une fois, pratiquement
toutes les discussions sur ces questions par un enseignant hindou ou bouddhiste
ne sont pas en accord avec Guénon, mais avec la théosophie.
Par exemple, le
pandit Rajmani Tigunait de l’Institut Himalayen a écrit :
« Chaque école de philosophie hindoue accepte
la loi immuable du karma qui stipule que pour chaque effet, il y a une cause,
et pour chaque action, il y a une réaction. Ainsi un homme accomplit ses actions
et reçoit les conséquences. »
(Tigunait,
p.24)
Et comme nous
l'avons vu plus haut, Sri Yukteswar utilise également le mot karma dans ce
sens.
Autres équivocations de
Guénon
D'autres
accusations de Guénon sont également erronées. Par exemple dans une note de bas
de page, il remarque :
« Les théosophes reproduisent une confusion
des orientalistes non initiés : ils assurent que le lamaïsme n'a jamais
fait partie du bouddhisme. »
(Theosophy, p.130)
Et les
théosophistes disent la vérité et c'est Guénon qui reproduit une confusion des
orientalistes, et par orientalistes je me réfère aux savants européens du XIXe
siècle qui furent les premiers à traiter la religion orientale de façon
académique. Parce que le terme lamaïsme n'existe pas ou n'a pas d'équivalent en
tibétain, et en fait c'est simplement un nom pour le bouddhisme tibétain qu’a été
inventé par les orientalistes.
Dès 1835, le
savant Isaac Jacob Schmidt déclarait :
« Il semble à peine nécessaire de
remarquer que le lamaïsme est une invention purement européenne et n'est pas
connu en Asie. Même à l'époque de Guénon, le terme était tombé en
discrédit. »
(Lopez, p.15)
Et aussi Guénon
en rejetant l'existence des Mahatmas de Blavatsky, il a affirmé que :
« Le mot Mahatma n'a jamais eu le
sens qu'elle lui attribue, car en réalité ce mot indique un principe
métaphysique et ne peut s'appliquer aux êtres humains. »
(Theosophy, p.39)
Mais cette
affirmation est réfutée par toute l'Inde qui utilise ce mot pour désigner le
vénéré Mohandas Gandhi.
(Pour
moi, les explications que René Guénon a données sur les enseignements orientaux
sont médiocres à cause de toutes ces erreurs qu'il a commises. Tandis que
Blavatsky a été admirée et louée par divers érudits bouddhistes et hindous
natifs en raison de l’impressionnante connaissance qu'elle a montré avoir dans
les doctrines orientales.)
L’évolution
Ayant vu tout
cela, nous sommes amenés à nous demander ce qui a motivé à Guénon à mépriser
autant la théosophie de Blavatsky, et une possible réponse réside dans cette
déclaration qu’il a faite :
« Si l'on examine la doctrine dite
théosophique dans son ensemble, il apparaît immédiatement que le point central
est l'idée de l'évolution. Or cette idée est absolument étrangère aux Orientaux,
et même en Occident elle est d’une date assez récente. »
(Theosophy, p.97)
Et il ajoute
que :
« Les théosophes considèrent la
réincarnation comme le moyen par lequel l'évolution s'effectue, d'abord pour
chaque humain particulier, et par conséquent aussi pour toute l'humanité. »
(Theosophy, p.104)
Et en plus il
ajoute :
« Nous avons présenté la doctrine de
l'évolution comme constituant le noyau même de toute la doctrine théosophique. »
(Theosophy, p.293)
Contrairement à
ses autres points de vue, ici Guénon se tient sur une base plus solide, parce
que le concept d'une humanité en évolution dans un univers en évolution, est en
effet très difficile à trouver dans les textes orientaux traditionnels. Et Blavatsky
semble en être consciente lorsqu'elle écrit :
« Le jour viendra peut-être où la "sélection
naturelle", telle qu'elle est enseignée par Darwin et Herbert Spencer, ne
constituera qu'une partie, dans sa modification ultime, de notre
doctrine orientale de l'évolution, qui sera expliquée ésotériquement par Manu et Kapila. »
(DS I, p.600)
Comme l'observe
la théosophe Anna F. Lemkow :
« Blavatsky
a intégré l'idée de l'évolution à l'idée vénérable de la hiérarchie de l'être. »
(p.128)
Avant l'époque
de Blavatsky, les doctrines du karma et de la réincarnation n'entraînaient pas
d'une évolution, quoiqu’une exception alléchante apparaisse dans les lignes
célèbres de Rûmi :
« Je suis mort comme un minéral et
je suis devenu une plante. Je suis mort comme une plante et je suis devenu un
animal. Je suis mort comme un animal et je suis devenu homme. Pourquoi
devrais-je avoir peur de la mort ? Quand je suis plus à chaque fois. »
C'est-à-dire
qu'une monade individuelle n'était pas censée progresser ou évoluer simplement
en passant par des nombreuses incarnations. L'incarnation était plutôt
considérée comme un tourbillon qui tourne sans cesse en rond et dont seul le moksha
ou la libération fournit la sortie.
C'est
l'essentiel de la roue de la vie dans l'art bouddhiste, qui montre les six lokas
ou royaumes (ceux des dieux, des demi-dieux, des humains, des animaux, des
fantômes affamés et des habitants de l'enfer) comme un cycle de servitude dont
les chaînes sont les trois poisons : le désir, la colère et l'oubli.
Par mérite, un
individu peut monter à la demeure des dieux, avec leur abondance de plaisirs ;
mais quand son bon karma est épuisé, il retombe dans les royaumes infernaux et tout
recommence. Seule l'illumination peut briser le cycle.
(Ici, je
ne suis pas d'accord avec Richard Smoley que les enseignements orientaux ne
préconisent pas l'évolution car, comme il l'indique lui-même, pour sortir du
cycle des réincarnations il faut atteindre l'illumination, et ça implique de devenir
un humain plus évolué spirituellement.)
La carte roue
de la fortune dans le tarot contient un enseignement similaire.
La théosophie par
contre décrit l'évolution comme un processus plus ou moins automatique où
passant par d'innombrables incarnations à travers toutes les races, rondes et
globes, chaque monade finira par atteindre la divinité. Et le développement
ésotérique vise principalement à accélérer ce processus pour ceux qui veulent
aller plus vite, idéalement dans le but de servir les autres.
Et cette vision
de l'évolution diffère de la vision darwinienne conventionnelle parce que
celle-ci considère que l’évolution n'a ni direction ni but, et elle n'est que
le résultat aveugle et accidentel de l'adaptation aux circonstances naturelles.
Cette
intégration de l'évolution avec la doctrine ésotérique peut être l'idée la plus
nouvelle que la théosophie a introduite dans la culture mondiale. Et ensuite elle
a été reprise et amplifiée par un certain nombre de penseurs tels que :
Henri Bergson, Pierre Teilhard de Chardin, Alfred North Whitehead, Sri Aurobindo
(qui ont peu ou pas de lien avec la théosophie en soi).
Et cette idée a
aussi été reprise par le mouvement New Age et ses successeurs actuels.
Mais que la
vision théosophique sur l'évolution soit correcte ou non, elle semble assez
inoffensive. Alors,
Pourquoi Guénon l'a détestée si
intensément ?
Et la réponse c’est
parce que pour Guénon, la tradition est le nec plus ultra de la vie
humaine. Il conçoit la tradition comme une hiérarchie spirituelle avec des
connaissances supérieures émanant d'un centre spirituel désormais caché à toute
l'humanité à travers les traditions orthodoxes, parmi lesquelles il inclut avec
de nombreuses mises en garde et qualifications, les grandes religions du monde
ainsi que certaines d'autres lignes ésotériques telles que la franc-maçonnerie.
Mais à l'époque
actuelle, la Kali-Yuga, l'âge des ténèbres, cette transmission du savoir
traditionnel, (la doctrine comme il
l'appelle souvent) est presque totalement bloquée. Et à cause qu’il s’agit d'un
long cycle cosmique, il n'y a pas grand-chose à faire à part attendre sa fin,
et en attendant se réfugier dans l'un ou l'autre des derniers retranchements de
la tradition.
Et c’est ce que
Guénon a fait puisqu’en 1930 il s'installe au Caire, où il se convertit à
l'islam et vécu ainsi jusqu'à sa mort en 1951.
(Je vois
beaucoup d'hypocrisie dans le comportement de Guénon, puisque l'Islam est la
religion la plus récente qui est apparue. Donc s'il valorisait les
enseignements anciens comme il le prétendait, alors il aurait dû devenir hindou
parce que c'est la religion la plus ancienne que nous connaissons. Et Guénon ne
peut pas prétendre que ces deux religions se ressemblent, parce qu’il y a
beaucoup de différences entre l'hindouisme et l'islam.)
Pour Guénon,
l'idée d'évolution est quelque chose de pernicieux parce qu’elle nie la vérité
sur l'époque actuelle : la Kali-Yuga. Nous ne sommes pas
dans un arc ascendant vers une plus grande conscience, mais nous sommes au
nadir même d'un cycle, dans ce que Guénon a appelé « le règne de la quantité »
(le titre de son livre le plus célèbre), et il prétend que l’évolution est plus
qu'illusoire et que ce concept est l'ouvrage de forces sinistres — «contre-initiatiques»
comme il les nomme (voir Théosophy,
p.272n).
Et autres remarques
de Guénon contre la théosophie sont vraies, mais la plupart des lecteurs
d'aujourd'hui hésiteraient à prendre son parti sur ces questions. Par exemple,
il soutient que la Société Théosophique en Inde a lutté contre le système des
castes, et à cela il répond que :
« Les Européens manifestent généralement
beaucoup d'hostilité au système de castes parce qu'ils sont incapables de
comprendre les principes profonds sur lesquels ce système repose. »
(Theosophy, p.276)
Il est vrai que
les Vedas, les Lois de Manu et
la Bhagavad Gita appuient le système
des castes avec le motif que chacune des castes représente l'une des parties
corporelles de l'homme cosmique. Mais il y a très peu d’humains civilisés qui
voudraient soutenir un tel système, quel que soit le nombre de textes sacrés
qui l'approuvent.
(Cette
défense au système des castes montre le fanatisme qu’avait Guénon pour la "tradition".)
Il y a plus
d'éléments dans la critique que Guénon a fait de la théosophie que je ne peux
en détailler ici, principalement sa négation de la bonne foi de Blavatsky et de
l'existence des Maîtres. Mais traiter de ces questions qui ont été explorées
sous de nombreux angles, dépasse le cadre de cet article.
(Dans le
blog, j'ai effectué une grande enquête à cet égard montrant qu'il est fort
probable que les maîtres transhimalayens si existent et que Blavatsky a été
l'un de ses messagers. Et je vais également montrer que le livre de Guénon
"Théosophisme" est très mal élaboré.)
Que pouvons-nous faire de
tout cela ?
Pour commencer,
Guénon mérite sa place parmi les grands ésotéristes du XXe siècle, car ses
écrits métaphysiques tels que “L'homme
et son devenir selon le Vedanta", “Les états multiples de l'être",
“Le symbolisme de la
croix", sont des modèles de profondeur et de lucidité dans un
domaine envahi par un verbiage abondant dénué de sens.
Mais
curieusement, la plus grande force de Guénon est aussi sa plus grande
faiblesse, parce que si bien sa vision de la métaphysique «traditionnelle» est
d'une clarté et d'une précision cartésiennes (bien que Guénon aurait détesté
cette analogie). C'est précisément cette précision cartésienne qui constitue le
problème principal de sa pensée.
À cause que
Guénon ne peut rien accueillir qui ne rentre dans sa grille géométrique, rien qui
participe du désordre de la réalité ordinaire. D'où la haine implacable et
aveugle que Guénon a montrée pour le monde moderne.
(À René Guénon il ne lui est pas venu à
l'esprit que les enseignements antiques étaient destinés à des peuples encore
très primitifs, et que par conséquent l'enseignement s'adapte au fur et à
mesure que l'humanité se développe. De même qu'on n’enseigne pas de la même
manière à un petit enfant, qu'à un adolescent, qu'à un adulte.)
Les partisans de René Guénon
Selon Guénon,
tout dans la Kali-Yuga est répréhensible et il n'y a rien d'autre à faire que
de se réfugier dans l'un des derniers repaires de la «tradition» jusqu'à l'aube
d'un nouvel âge.
Ceci n'est pas
une vision pleine d'espoir; ou plutôt son espérance repose sur la ruine
complète et totale du monde que nous voyons autour de nous. Il y a des années,
un ancien traditionaliste (c’est ainsi comme souvent s’appellent les partisans
de Guénon) m'a avoué qu'il avait dû laisser d’étudier à Guénon parce que cela
le rendait trop déprimé.
Cependant certains
traditionalistes n'ont pas été satisfaits de la position passive de Guénon et ils
ont cherché à lutter contre ce qu'ils considèrent comme le milieu matérialiste
malfaisant de l'Occident contemporain. Ainsi en Europe le traditionalisme a
souvent alimenté une impulsion vers une politique d'extrême droite.
Et ainsi Mircea
Eliade, un traditionaliste bien connu et le spécialiste roumain des religions
comparées, a soutenu la Légion fasciste de l'archange Michel qu'il a tenté en
vain d'influencer selon les lignes traditionalistes dans la Roumanie d'avant la
Seconde Guerre Mondiale (voir Sedgwick, p.113-15).
Un autre
traditionaliste, l’italien Julius Evola, n'a pas seulement été lié au Parti
fasciste de Mussolini (qu'il tenta également en vain de tourner vers une
direction traditionaliste, et il fit plus tard la même tentative avec le Parti
nazi allemand), et il servit de doyen aux membres de l’extrême droite dans
l'Europe d'après-guerre, dont certains furent des terroristes (voir Sedgwick, p.98-109
et 179-87).
Et encore une
autre forme de traditionalisme a pénétré en Russie pendant et après l'ère
soviétique, où s'est transformée en un mouvement appelé néo-eurasisme, qui
soutient que la Russie devrait dominer la masse continentale eurasienne comme
contrepoids à l'influence américaine (voir Sedgwick, ch. 12).
Et le
traditionalisme a également alimenté la réaction antioccidentale dans le monde
musulman. « Alors que le traditionalisme est une philosophie peu suivie en
Occident, par contre en Iran et en Turquie, le traditionalisme occupe une place
bien plus importante dans le discours public qu'ailleurs », comme l'observe
Mark Sedgwick sur son blog (voir lien).
Dans l'Iran
prérévolutionnaire, le traditionaliste Seyyed Hossein Nasr fut un protégé du shah
et il établit l'Académie impériale iranienne de philosophie en tant que bastion
traditionaliste. Mais le traditionalisme de Nasr s'est retourné contre lui dans
son pays natal, puisqu’il a contribué à inspirer la révolution islamique de
1979, forçant à Nasr à émigrer aux États-Unis où il est aujourd'hui professeur
d'études islamiques à l'Université George Washington.
Dans le monde
anglophone, le traditionalisme a été plus bénin et moins politisé. Son
défenseur le plus éminent aux États-Unis fut Huston Smith, auteur de “Les
Religions du Monde", qui a publié un livre en 1976 intitulé “La
vérité oubliée : la vision commune des religions du monde" contenant
son exposition de la pensée de Guénon (y compris un chapitre faisant écho à la
critique de Guénon sur l'évolution appelée « Espoir, oui ; Progrès,
non. »
Et en
Grande-Bretagne, l'adhérent le plus éminent de cette école est le prince de
Galles, qui a créé l'Académie Temenos à orientation traditionaliste en 1990
pour chapeauter ses projets culturels (voir Sedgwick, p.214).
Il y a même eu
une certaine interpénétration récente entre le traditionalisme et la théosophie
avec le livre de William Quinn de 1997 “La seule tradition" qui a tenté de réconcilier les deux,
tandis que l’éditoriale de la Société Théosophique Quest Books a publié “L’unité
transcendantale des religions" qu’est un ouvrage important de Frithjof
Schuon, qui fut le plus influent disciple de Guénon.
(Pour moi,
les "traditionalistes ésotériques" sont des dogmatiques qui ne
comprennent pas le véritable enseignement de l'occultisme. Et je vois avec
antipathie que nombreux des partisans de
Guénon se sont tournés vers l'intégrisme et le fascisme. Ce qui est
complètement l'opposé de la fraternité universelle qui promeut la théosophie.)
Conclusion
Guénon reste
inconnu de la culture au sens large (au point que le documentaire de Bill
Moyers sur Huston Smith en 1996 ne fait aucune référence à l'influence de
Guénon sur Smith), et pourtant sa présence a été remarquablement omniprésente
dans le monde moderne, qu'il méprisait tant.
Je considère
que nous devons aborder Guénon avec la même clarté et la même discrimination
que nous devons appliquer à tout enseignement ésotérique, y compris la théosophie.
Guénon fut un personnage d'un éclat peu commun, mais contrairement au portrait qu’il
s’est fait de lui-même, il n'apparaît pas comme une figure de l'éloignement et
de la sérénité olympiens. Il avait une rancune contre le monde qui l'entourait,
qui était sans aucun doute autant personnelle et pathologique que spirituelle.
Et le suivre trop loin dans cette direction conduira très probablement à la
confusion à la détresse et au désespoir.
Références
- Blavatsky, HP. Les lettres de HP Blavatsky, Vol. 1, 1861-79. John Algeo, éd. Wheaton, Quest, 2003.
- Blavatsky, HP. La doctrine secrète. Deux tomes. Wheaton, Quest, 1993 [1888].
- Le Dalaï Lama XIV. L'ouverture de la sagesse. 2e éd. Wheaton, Quest, 1991.
- Guénon, René. L'erreur spirite. 2e éd. Paris : Éditions Traditionelles, 1952.
- Guénon, René. Symbolisme de la croix. Angus McNabb, trad. Londres : Luzac, 1958.
- Guénon, René. Théosophie : histoire d'une pseudo-religion. Alvin Moore Jr. et al., trad. Hillsdale, NY, Sophia Perennis, 2003.
- Lemkow, Anna F. Le principe d'intégralité : dynamique de l'unité au sein de la science, de la religion et de la société. 2e éd. Wheaton, Quest, 1995.
- Lopez, Donald S., Jr. Prisonniers de Shangri-La : Bouddhisme tibétain et Occident. Chicago, University of Chicago Press, 1999.
- Quinn, William W., Jr. La seule tradition. Albany, State University of New York Press, 1997.
- Sedgwick, Mark. Contre le monde moderne : traditionalisme et histoire intellectuelle secrète du XXe siècle. Oxford University Press, 2004.
- Tigunait, Pandit Rajmani. Sept systèmes de philosophie hindoue. Honesdale, Pennsylvanie : Himalayan Institute, 1983.
- Yoganananda, Paramhansa. Autobiographie d'un yogi. 6e éd. Los Angeles, Bourse de réalisation de soi, 1955.
(Cet article
s’est publié dans la revue Quest de
l’hiver 2010, p.28-34)
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